Quantcast
Channel: Cinémadoc » Fanny Lautissier
Viewing all articles
Browse latest Browse all 4

Ton image me regarde!?

$
0
0

Le mardi 23 février 2010 à 19h au Jeu de Paume, vingt-cinq étudiants (principalement du Lhivic ou inscrits en historiographie à l’EHESS), mais aussi auditeurs libres et jeunes professionnels se sont réunis pour une visite de l’exposition Ton image me regarde!?

Après avoir présenté rapidement le Lhivic, l’atelier et le lien avec le séminaire L’histoire vue par les historiens, j’ai essayé de présenter de manière synthétique le travail d’ Esther Shalev-Gerz. Je vous propose ici une transcription de cette intervention.

Cette artiste est née en 1948 à Vilnius en Lituanie. Sa famille a ensuite émigré en Israël alors qu’elle était enfant puis elle a choisi de s’installer, de travailler et de vivre en France à partir de 1984. Elle a ensuite partagé son temps entre Paris, le Canada et la Suède, ainsi que des séjours en Allemagne et aux états-Unis.. Depuis le début des années 80, elle réalise des œuvres et des installations dans l’espace public. La plus connue de ces installations est Le monument contre le fascisme qui se trouve à Hambourg. Ce dernier, placé dans une rue animée, était une tour de plomb de 12 mètres de haut sur laquelle les passants étaient invités à graver leur nom et des messages pour lutter contre la résurgence du fascisme dans l’Allemagne des années 80. Il a souvent été perçu à tort comme un Mémorial et a provoqué des polémiques, entre autre à cause du fait de sa disparition physique progressive. En effet, cette tour était enterrée petit à petit, à chaque fois que sa surface à hauteur d’homme était recouverte d’inscriptions : inaugurée en 1986, elle a entièrement disparu en 1993. Le monument est aujourd’hui constitué du seul sommet de la tour, qui affleure la surface de la rue.

Cette œuvre, qui n’a pu être exposée au Jeu de Paume (même si elle y est présentée), permet de se rendre compte d’au moins trois dimensions essentielles du travail d’ Esther Shalev-Gerz. La première est le statut qu’elle assigne au spectateur : ce dernier n’est jamais pensé comme passif et, comme on peut le voir dans l’exposition, il devient parfois même acteur des pièces, des performances. En cela, Esther Shalev-Gerz est très proche de la pensée de Jacques Rancière et on peut penser que cette influence est réciproque. On notera à ce titre qu’il a écrit à plusieurs reprises à propos de ses œuvres, qu’il a rédigé l’un des textes publiés dans le catalogue et, enfin, qu’il fait lui-même partie de l’œuvre spécialement conçue pour cette exposition. Il s’agit donc de penser que le spectateur émancipé, le spect-acteur, est pensé comme central dans la production du sens de l’œuvre. Un dialogue – qui tend parfois à la dialectique, à la fabrique de dissensus – fait de rebonds et de questions sans cesse ouvertes s’instaure ainsi entre l’œuvre et lui. Le second point est le fait que ces œuvres sont réalisées en prise directe avec les interrogations qui traversent la société (on est donc loin de l’art pour l’art). L’artistique et le politique sont pour elle intimement et profondément liés. Enfin, ses œuvres intègrent souvent une dimension réflexive et processuelle. Ainsi, en même temps qu’elles s’exposent, elles montrent leurs conditions de production. De plus, il me semble que c’est par la connaissance de ces conditions et protocoles de production que le spectateur peut commencer à lier un dialogue avec ces œuvres (ce qui est souvent le cas dans l’art conceptuel).

Photographies de l’œuvre MenschenDinge (©Esther Shalev-Gerz, Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und Mittelbau-Dora)

Pour ce qui est des thématiques qui structurent son œuvre – et sans entrer dans les détails – on peut citer dans le désordre : un rapport très fort à la  persistance et en particulier à la manière dont le génocide juif “persiste” et influence les modes de penser actuels;  un attention portée à la question des langues, du langage, de la traduction et donc de la transmission; un travail sur les notions d’exil, de diaspora et plus largement de migration. D’un point de vue cette fois plus formel, on notera un travail sur la fragmentation des formes et des objets, une attention portée aux traces et au tremblement où tout du moins à ce qui fait jeu et écart; et enfin, de manière tout à fait centrale, au portrait : portraits de personnes, de lieux, d’objets.

C’est ce sujet assez ancien en art qu’ Esther Shalev-Gerz a retravaillé principalement en vidéo et en lien avec la notion de témoignage, de corps témoignant. Dans ses œuvres, elle a alors accordé un importance particulière à la question de l’écoulement du temps, du rythme, de sanction et de la suspension; ainsi qu’à la matérialité des corps filmés. Dans l’œuvre intitulée Entre l’écoute et la parole, que nous étudierons en détail lors du séminaire de l’EHESS du 2 mars 2010, elle présente trois projections de visages défilant avec un décalage de 7 secondes.


Photographies de l’œuvre Entre l’écoute et la parole : derniers témoins Auschwitz 1945-2005 (©Esther Shalev-Gerz,  Mémorial de la Shoah)

Ces écrans figurent et représentent les silences ralentis de survivants de la Shoah. Ces silences sélectionnés par l’artiste sont ceux qui ont eu lieu entre la question et la réponse lors d’entretiens préalablement réalisés. Ces questions ouvertes portaient sur : l’avant – l’expérience concentrationnaire – et son après. L’œuvre laisse ainsi apparaître sur les visages des témoignants des rictus, des larmes, parfois des sourires, dans tous les cas des micro-mouvements que l’artiste appelle des “inter-dires”. Ces thèmes différents – mais souvent rapprochés – du silence, de l’archive manquante, du déplacement de l’étude : du sens à son absence, de l’incapacité à transmettre l’expérience concentrationnaire sont devenus des topoi en histoire depuis une trentaine d’années (comme l’a rappelé Jacques Revel à ce sujet lors de son séminaire du 19 février 2010).  Mais, ce qui me semble plus en jeu dans le travail d’Esther Shalev-Gerz, c’est la manière dont justement ces silences travaillent et qui, il me semble, ne font pas apparaître un manque, mais qui sont en soi une proposition de témoignage, de transmission littéralement a-narrative, qui fonctionne sur le principe d’un dialogue muet entre l’œuvre (un dispositif de monstration et un dispositif de filmage) et son spectateur.

Rémy Besson.

Séance organisée avec Fanny Lautissier. Photographies Audrey Leblanc et Fanny Lautissier. Nous tenons à remercier Esther Shalev-Gerz, Stefanie Baumann (assistante de l’artiste), Sophie Nagiscarde (Mémorial de la Shoah), Sonja Staar (Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und Mittelbau-Dora), Marta Ponsa et Edwige Baron (Jeu de Paume), Cécile Nédélec et Adrien Delmas (EHESS) qui ont rendu par leur soutien et leur aide cette visite et la réalisation de ce billet possibles.


Viewing all articles
Browse latest Browse all 4

Latest Images

Trending Articles





Latest Images